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Par Irène Aniochka
Une année sabbatique sexi-senti-mentale
C’est décidé. Je prends une année sabbatique. Sexi-senti-mentale. Pas de mec, pas de sexe, pas de romance. Pendant au moins un an. Délivrée de l’état amoureux hallucinogène, tyrannique et versatile. De la pensée que je suis incomplète si je n’ai pas d’amant(s), de partenaire(s), de conjoint(e). De l’urgence d’avoir prétendument à servir ma libido à tout prix, comme si je devais obéir à tous les mouvements internes de mon corps pour assouvir toutes ses demandes, comme un bébé qui aurait faim. Soulagée de l’inquiétude d’être anormale (triste, névrosée, revêche, blasée, désabusée…) si je ne cherche pas, même sans y penser, celui qui chaussera parfaitement mon pied.
Anormale, incomplète, frustrée ? Tara Brach appelle cette manie de s’auto-critiquer la « transe de déconsidération »[1]. Cette tendance, finalement fantasque, à toujours s’en vouloir de ce que nous sommes. Comme si ces petites voix internes étaient autant de petits fantômes, diablotins, anges ou dieux qui, nous habitant de l’intérieur, nous feraient une morale permanente. Inventions pures de notre esprit négatif.
Les fantômes n’existent pas.
Retour à l’état naturel : exister. Un point c’est tout. Exister et ne faire que ça, pendant au moins un an.
Ce n’est pas du « célibat ».
Ce n’est pas de la solitude. J’ai des amis, une famille, des enfants, des confrères, une collaboratrice et une assistante, des voisins, des commerçants, des profs, des copains, des clients, et même des « prétendants » … Je ne suis pas seule du tout.
Ce n’est pas du retrait. Je reste pleinement dans le monde et dans ma vie.
C’est ETRE.
La course à la « relation à deux », je laisse tomber. Les « relations légères », je laisse tomber.
Je laisse tout tomber. Cette phrase tourne et m’entoure de sa commisération : « Oui, tu peux. Laisse tomber. Accorde-toi cette paix. »
L’air circule fraîchement et librement dans ma poitrine. Mon visage se détend. Mes membres s’animent. Je sens ma peau en contact avec la vie, mon sang battant, mon regard est plus haut et plus vif. Je suis. Je ne cherche rien.
Un an d’espace. D’expansion. De paix.
Un an. Au moins. Renouvelable.
Cette idée d’une pause, c’est arrivé dans ma tête, pendant mes vacances en famille avec des amis, on était bien : piscine, cuisine, vélo, nature, enfants, rigolades, jeux… On me foutait la paix avec mon célibat. L’ombre de la rentrée commençait à pointer : la vie urbaine, les chaussures à talon, les « prétendants », et avec eux, une impression que ce serait insurmontable. Le cahot de la vie « amoureuse », les rendez-vous, l’intensité de la séduction et le vide sidéral de la rencontre, l’incompréhension permanente, le plaisir fugace et finalement inutile, la déception, les petits abus qui n’en sont pas parce qu’en fait, on y est allées et qu’on n’a pas dit non, voire on a dit oui, et ces blessures à l’image de soi, à l’image de l’autre.
Les mots sont venus « Je prends une année sabbatique. ».
J’étais contente avec ma décision. Aérée. En cohérence [2].
Je peux exister 5 minutes non ? Un an ?
Séance en septembre sur le divan. J’annonce, ravie, mon nouveau slogan « Je prends une année sabbatique ! Sexuelle et sentimentale ! ». Mon psy fronce, râcle, proteste, il entend cela comme une autopunition. « Vous n’allez pas vous obliger à ne rien vivre pendant un an ?? (sous-entendu : à cause d’un Yvan à la noix qui n’a pas été correct) ». M’obliger, certainement pas : m’autoriser, oui.
Ma sœur, dubitative, me rassure : « Peut-être que prendre cette décision t’aidera à mieux vivre des histoires légères ».
… Comme j’aime ma sœur, j’essaye. Un rendez-vous, une disparition, la représentation est finie. Aucun sens.
Mes cousines me rassurent : « Bien sûr, tu as raison, c’est quand on ne cherche pas qu’on trouve ». Elles n’ont pas écouté. Je ne cherche pas à trouver en ne cherchant pas !
Je – ne – veux – rien. RIEN.
Incompréhension des cousines, des amies, scepticisme, regards stupéfaits et suspicieux, je reçois de la pitié aussi. Le vide, c’est inconcevable. Une femme (normale) ne chercherait pas à avoir un homme dans sa vie ? Leur cerveau se fige.
Yvan que j’ai connu il y a quelques années (je venais de divorcer, il était marié) a envie de me voir. Il cherche nouvelle maîtresse car son actuelle donne des signes de faiblesse. Au déjeuner, je lui explique qu’il n’a aucune chance, même s’il ne doit pas le prendre personnellement « Je prends une année sabbatique » (sourire malicieux de ma part). Il se révolte : « Ce n’est pas possible ! Moi si je n’ai pas une perspective sexuelle ou amoureuse, la vie n’a aucun sens ! ». Il se prend la tête entre les mains, choqué.
Heureusement que la vie a un sens sans « perspective » sexuelle ou amoureuse, sinon c’est la moitié de l’humanité qui se jette dans le fleuve ! Ma vie a plein de sens ! Enfants, travail, spiritualité, théâtre, écriture, militantisme, art, sport, que sais-je…
Yvan ironise : « Il peut se passer beaucoup de choses intéressantes pendant le Sabbat… ». Les sorcières, l’excès… Je me venge en lui disant que sa vanne est antisémite[3].
Mais le sentiment persiste. J’ai 49 ans, et j’ai l’impression que je dois tout reprendre à zéro.
Alors, pause.
[1] « L’acceptation radicale », Tara Brach
[2] La cohérence est l’un des 12 piliers pour s’accomplir. « Oser s’accomplir », Marie-Pierre Dillenseger
[3] « Sorcières la puissance invaincue des femmes » de Mona Chollet, Ed. La Découverte, 2018, montre que les symboles et caricatures des sorcières étaient semblables à celles des juifs : nez crochus, étoile de David…